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GOETHE ET BETTINA.

Rousseau était un dieu malade, quinteux, atteint de gravelle, et qui avait moins de bons que de mauvais jours : Goethe est un dieu supérieur, calme, serein, égal, bien portant et bienveillant, le Jupiter Olympien qui regarde et sourit.

Au printemps de 1807, il y avait à Francfort une charmante jeune fille, âgée de dix-neuf ans, et si petite qu’elle n’en paraissait que douze ou treize. Bettina Brentano, fille d’un père italien établi et marié à Francfort, appartenait à une famille très-originale et dont tous les membres avaient un cachet de singularité et de fantaisie. C’était un propos qui avait cours dans la ville, que, « là où la folie finit chez les autres, elle ne faisait que commencer chez les Brentano. » La petite Bettina n’aurait pas pris ce mot pour une injure : « Ce que d’autres appellent extravagance est compréhensible pour moi, disait-elle, et fait partie d’un savoir intérieur que je ne puis exprimer. » Elle avait en elle le démon, le lutin, la fée, ce qu’il y a au monde de plus opposé à l’esprit bourgeois et formaliste, avec qui elle était en guerre déclarée. Restée Italienne par son imagination, qui était colorée, pittoresque et lumineuse, elle y combinait la rêverie et l’exaltation allemande, qu’elle semblait pousser par moments jusqu’à l’hallucination et l’illuminisine : « Il y a en moi, disait-elle, un démon qui s’oppose à tout ce qui veut faire de la réalité. » La poésie était son monde naturel. Elle sentait l’art et la nature comme on ne les sent qu’en Italie ; mais ce sentiment, commencé à l’italienne, se traduisait, se terminait trop souvent en vapeurs et en brouillards, non sans avoir passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Bref, au milieu de tant de qualités rares qui décoraient la petite Bettina et qui en faisaient une merveille, il ne lui manquait que ce qu’on appellerait tout net le bon sens français, lequel n’est