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MADAME GEOFFRIN.

Turgot écrivait à Condorcet : « Je plains cette pauvre Mme  Geoffrin de sentir cet esclavage, et d’avoir ses derniers moments empoisonnés par sa vilaine fille. » Mme  Geoffrin ne s’appartenait plus ; même en revenant à elle, elle sentit qu’il lui fallait choisir entre sa fille et ses amis, et le sang l’emporta : « Ma fille, disait-elle en souriant, est comme Godefroy de Bouillon, elle a voulu défendre mon tombeau contre les Infidèles.» Elle faisait passer sous main à ces mêmes Infidèles ses amitiés et ses regrets ; elle leur envoyait des cadeaux. Sa raison était affaiblie, mais sa forme d’esprit subsistait toujours, et elle se réveillait pour dire de ces mots qui la montraient encore semblable à elle-même. On s’entretenait autour de son lit des moyens que les Gouvernements pourraient employer pour rendre les peuples heureux, et chacun d’inventer de grandes choses : « Ajoutez-y, dit-elle, le soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez. »

Elle mourut sur la paroisse de Saint-Roch, le 6 octobre 1777. — Le nom de Mme  Geoffrin et son genre d’influence nous ont naturellement rappelé un autre nom aimable, qu’il est trop tard ici pour venir balancer avec le sien. La Mme  Geoffrin de nos jours, Mme  Récamier, eut de plus que l’autre la jeunesse, la beauté, la poésie, les grâces, l’étoile au front, ajoutons, une bonté non pas plus ingénieuse, mais plus angélique. Ce que Mme  Geoffrin eut de plus dans son gouvernement de salon bien autrement étendu et considérable, ce fut une raison plus ferme et plus à domicile en quelque sorte, qui faisait moins de frais et d’avances, moins de sacrifices au goût des autres ; ce fut ce bon sens unique dont Walpole nous a si bien rendu l’idée, un esprit non-seulement délicat et fin, mais juste et perçant.