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MADAME GEOFFRiN.

montel, en lui écrivant, avait paru croire que ces attentions dont une simple particulière était l’objet de la part des monarques, allaient faire une révolution dans les idées ; Mme Geoffrin le remet au vrai point de vue :


« Non, mon voisin, lui répond-elle (voisin, parce que Marmontel logeait dans sa maison), non, pas un mot de tout cela : il n’arrivera rien de tout ce que vous pensez. Toutes choses resteront dans l’état où je les ai trouvées, et vous retrouverez aussi mon cœur tel que vous le connaissez, très-sensible à l’amitié. »


Écrivant à d’Alembert, de Varsovie également, elle disait, en se félicitant de son lot, et sans ivresse :


« Ce voyage fait, je sens que j’aurai vu assez d’hommes et de choses pour être convaincue qu’ils sont partout à peu près les mêmes. J’ai mon magasin de réflexions et de comparaisons bien garni pour le reste de ma vie. »


Et elle ajoute dans un sentiment aussi touchant qu’élevé, sur son royal pupille :


« C’est une terrible condition que d’être roi de Pologne. Je n’ose lui dire à quel point je le trouve malheureux ; hélas ! il ne le sent que trop souvent. Tout ce que j’ai vu depuis que j’ai quitté mes pénates me fera remercier Dieu d’être née Française et particulière. »


Au retour de ce voyage où elle avait été comblée d’honneurs et de considération, elle redoubla de modestie habile. On peut croire que cette modestie, chez elle, n’était qu’une manière plus douce, et pleine de goût, de porter son amour-propre et sa gloire. Mais elle excellait à cette manière discrète et proportionnée. Comme Mme de Maintenon, elle était de cette race des glorieuses modestes. Quand on la complimentait et qu’on l’interrogeait sur ce voyage, qu’elle répondît ou qu’elle ne répondît pas, elle ne mettait d’affectation ni dans ses paroles ni même dans son silence. Personne ne connaissait mieux qu’elle, mieux que cette bourgeoise de Paris, l’art d’en user avec les grands, d’en tirer ce qu’il fallait