J’ai déjà cité Franklin à son sujet. Elle avait de ces maximes qui semblent provenir d’un même bon sens calculateur et ingénieux, tout pratique. Elle avait fait graver sur ses jetons cette maxime : « L’économie est la source de l’indépendance et de la liberté. » Et cette autre : «Il ne faut pas laisser croître l’herbe sur le chemin de l’amitié. »
Son esprit était de ces esprits fins dont Pascal a parlé, qui sont accoutumés à juger au premier abord et tout d’une vue, et qui ne reviennent guère à ce qu’ils ont une fois manqué. Ce sont des esprits qui redoutent un peu la fatigue et l’ennui, et dont le jugement sain et quelquefois perçant n’est pas continu. Mme Geoffrin, douée au plus haut degré de cette sorte d’esprit, différait tout à fait en cela de Mme Du Châtelet par exemple, laquelle aimait à suivre et à épuiser un raisonnement. Ces esprits délicats et rapides sont surtout propres à la connaissance du monde et des hommes ; ils aiment à promener leur vue plutôt qu’à l’arrêter. Mme Geoffrin avait besoin, pour ne pas se lasser, d’une grande variété de personnes et de choses. Les empressements la suffoquaient ; le trop de durée, même d’un plaisir, le lui rendait insupportable ; « de la société la plus aimable, elle ne voulait que ce qu’elle en pouvait prendre à ses heures et à son aise. » Une visite qui menaçait de se prolonger et de s’éterniser la faisait pâlir et tourner à la mort. Un jour qu’elle vit le bon abbé de Saint-Pierre s’installer chez elle pour toute une soirée d’hiver, elle eut un moment d’effroi, et, s’inspirant de la situation désespérée, elle fit si bien qu’elle tira parti du digne abbé, et le rendit amusant. Il en fut tout étonné lui-même, et, comme elle lui faisait compliment de sa bonne conversation en sortant, il répondit : « Madame, je ne suis qu’un instrument dont vous avez bien joué. » Mme Geoffrin était une habile virtuose.