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CAUSERIES DU LUNDI.

tente, et un petit accent plus sec vous avertissait qu’elle était piquée dans son faible, dans sa prétention de mentor et de directeur.

On a dernièrement imprimé ce petit billet d’elle à David Hume, comme échantillon de sa façon de bourrer les gens quand elle en était contente ; je n’y supprime que les fautes d’orthographe, car Mme Geoffrin ne savait pas l’orthographe, et ne s’en cachait pas :


« Il ne vous manquait, mon gros drôle, pour être un parfait petit-maître, que de jouer le beau rigoureux, en ne faisant pas de réponse à un billet doux que je vous ai écrit par Gatti. Et pour avoir tous les airs (aires) possibles, vous voulez vous donner celui d’être modeste. »


Mme de Tencin appelait les gens d’esprit de son monde ses bêtes ; Mme Geoffrin continuait un peu de les traiter sur le même pied et à la baguette. Elle était grondeuse par état, par bonne grâce de vieille, par contenance. Elle jugeait ses amis, ses habitués, en toute rectitude, et on a retenu d’elle des mots terribles qui lui échappaient, non plus en badinant. C’est elle qui a dit de l’abbé Trublet, qu’on appelait devant elle un homme d’esprit : « Lui, un homme d’esprit ! c’est un sot frotté d’esprit. » Elle disait du duc de Nivernais : « Il est manqué de partout, guerrier manqué, ambassadeur manqué, auteur manqué, etc. » Rulhière lisait dans les salons ses Anecdotes manuscrites sur la Russie ; elle aurait voulu qu’il les jetât au feu, et elle lui offrait de l’en dédommager par une somme d’argent. Rulhière s’indignait, et mettait en avant tous les grands sentiments d’honneur, de désintéressement, d’amour de la vérité : elle ne lui répondit que par ces mots : « En voulez-vous davantage ? » On voit que Mme Geoffrin n’était douce que quand elle le voulait, et que cette bénignité d’humeur et de bienfaisance recouvrait une expérience amère.