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MADAME GEOFFRiN.

Mme Geoffrin tenait donc de sa grand’mère, et elle nous apparaît d’ailleurs seule de sa race. Son talent, comme tous les talents, était tout personnel. Mme Suard nous la représente imposant le respect avec douceur, « par sa taille élevée, par ses cheveux d’argent couverts d’une coiffe nouée sous le menton, par sa mise si noble et si décente, et son air de raison mêlé à la bonté. » Diderot, qui venait de faire une partie de piquet avec elle au Grandval, chez le baron d’Holbach, où elle était allée dîner (octobre 1760), écrivait à une amie : « Mme Geoffrin fut fort bien. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille : c’était, ce jour-là, une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus lin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. » Mme Geoffrin avait alors soixante-et-un ans. Cette mise de vieille, si exquise en modestie et en simplicité, lui était particulière, et rappelle l’art tout pareil de Mme de Maintenon. Mais Mme Geoffrin n’avait pas à ménager ni à soutenir les restes d’une beauté qui brillait encore par éclairs dans le demi-jour ; elle fut franchement vieille de bonne heure, et elle supprima l’arrière-saison. Tandis que la plupart des femmes sont occupées à faire retraite en bon ordre et à prolonger leur âge de la veille, elle prit d’elle-même les devants, et elle s’installa sans marchander dans son âge du lendemain. « Toutes les femmes, disait-on d’elle, se mettent comme la veille, il n’y a que Mme Geoffrin qui se soit toujours mise comme le lendemain. »

Mme Geoffrin passe pour avoir pris ses leçons de grand monde chez Mme de Tencin, et pour s’être formée à cette école. On cite ce mot de Mme de Tencin, qui, la voyant sur la fin fort assidue à la visiter, disait à ses habitués : « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici ? elle vient