Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/312

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
302
CAUSERIES DU LUNDI.

que son rare bon sens est quelquefois gâté par un esprit de contradiction et par un grain de caprice, et aussi par une habitude de calcul trop continuel et trop raffiné. Il a de bonne heure conçu son rôle, et il s’y est dévoué, au point de ne rien se permettre jamais qui ne s’y rapporte. En veut-on un petit exemple tout littéraire ! Béranger n’est pas de l’Académie française ; il s’est dit qu’il ne fallait pas en être. C’est une singularité dont il se flatte, et dont il se vanterait presque si tout le monde ne savait qu’il ne tient qu’à lui d’être un des premiers des Quarante. Mais il ne veut pas qu’on puisse « accoler jamais d’autre titre à son nom que celui de Chansonnier. » Il ne fut rien, pas même Académicien, c’est une épitaphe qu’il s’est appliquée à l’avance. Oh ! si j’avais l’honneur, pour mon compte, d’être non pas un membre, mais la majorité entière de l’Académie un seul moment, oh ! quel tour je saurais jouer à l’illustre et malin chansonnier ! Béranger serait nommé sans faire de visites. Il refuserait ; eh bien ! il resterait nommé. Il protesterait dans les journaux par quelque lettre bien spirituelle, bien fine ; on n’en tiendrait compte. Son fauteuil resterait bel et bien marqué à son nom. Le malin y serait pris. Il n’est pas fâché au fond de donner, par son absence, un petit tort à l’Académie ; l’Académie le lui laisserait.

Les relations de Béranger dans les dix dernières années avec Chateaubriand, avec La Mennais, et même avec Lamartine, ont été célèbres ; elles sont piquantes quand on songe au point d’où sont partis tous ces hommes. Quand je me les représente en idée tous réunis sous la tonnelle autour de l’auteur de tant de couplets narquois, j’appelle cela le Carnaval de Venise de notre haute littérature. Il faut rendre à Béranger cette justice qu’il n’a pas, le premier, recherché ces hommes réputés