Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
299
BÉRANGER.

s’est trouvé ne pas vouloir beaucoup plus des d’Orléans. Il voulait donc de la République ; cela n’est pas douteux. Et pourtant, quand la République nous est tombée à l’improviste, et que Chateaubriand, déjà bien baissé, se réveillait pour dire à Béranger : « Eh bien ! votre République, vous l’avez ! » — « Oui, je l’ai, répondait l’homme d’esprit, mais j’aimerais mieux la rêver que la voir. » Ce mot-là, il l’a bien dit. J’y verrais le texte de tout un commentaire moral à l’adresse de ceux qui se font une idole de la popularité, et qui s’en montrent les grands prêtres obéissants, fussent-ils d’ailleurs les plus honnêtes gens du monde, et s’appelassent-ils Béranger ou La Fayette : « Ainsi, leur dirait-on, vous poussez sans cesse à ce dont vous ne voulez pas en définitive, ou à ce que vous ne voulez que très-peu. »

« Le peuple, c’est ma muse, » a dit Béranger. Mais il a pris trop souvent, ce me semble, le mot peuple dans un sens étroit, il l’a pris dans un sens qui est celui de l’opposition et du combat des classes ; il s’est vanté d’être du peuple quand il suffisait de ne pas se vanter du contraire. Et pourquoi, je vous prie, cette vanité de naissance ainsi affichée au rebours, mais toujours affichée ? Y a-t-il de quoi se vanter d’être sorti de terre ici plutôt que là ? Et ne serait-il pas plus simple et plus humble de se redire, avec un antique poëte : « Un même Chaos a engendré tous les mortels ? »

En relisant les anciennes pièces de Béranger, cette préoccupation constante du poëte déplaît. Il dira de son ami Manuel, dans un vers compacte et un peu dur :

Bras, tête et cœur, tout était peuple en lui.


Un homme d’un autre parti dirait aussi bien d’un de ses chefs : « Tout était Royal en lui. » On dirait d’un Bayard : « Tout était chevaleresque en lui. » Et ce ne serait ni