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BÉRANGER.

exemple, le cadre de l’ldylle, de la Méditation poétique, ou qui sait ? de l’Épopée. À bien étudier pourtant sa manière à froid et sans plus de prévention politique, sans rien apporter à cette lecture d’étranger à l’œuvre même, j’en suis venu à croire qu’il est plutôt heureux pour lui d’avoir rencontré sur son chemin tous ces petits canaux et jets d’eau et ricochets de chanson, qui ont l’air de l’arrêter et qui font croire à plus d’abondance et de courant naturel dans sa veine qu’elle n’en aurait peut-être, en effet, livrée à elle seule. Il y a quelques années déjà que, l’étudiant à part moi, et sans songer à venir reparler de lui au public, j’écrivais cette page que je demande la permission de transcrire, comme l’expression la plus sincère et la plus nette de mon dernier sentiment littéraire à son égard :


« Béranger a obtenu de gloire tout ce qu’il en mérite, et un peu au delà ; sa réputation est au comble. On a beau dire, le genre fait quelque chose, et une chanson n’est pas une épopée ; ce n’est pas même une ode (j’entends une ode comme celles de Pindare). L’habileté, l’art, la ruse du talent de Béranger a été de faire croire à sa grandeur ; il a fait des choses charmantes, et il semble que, pour la grandeur, il n’y ait que l’espace qui lui ait manqué. Mais s’il avait eu cet espace, il eût été bien embarrassé de le remplir. Il nous a fait croire qu’il était gêné dans la chanson, quand il n’y était qu’aidé.

« Et puis cette gêne même, quand elle se fait sentir, est un véritable défaut. Or, on la sent à tout moment dans les chansons à refrain, dès que le poëte veut s’élever ; il y a,tous les six ou huit vers, un hoquet qui lui coupe l’haleine. Je vais prendre une comparaison qui n’est pas noble, mais elle est parfaitement exacte. Supposez une lecture touchante ou sublime faite à haute voix dans la loge du portier, un peu comme dans la scène d’Henri Monnier. Au moment où le lecteur commence à s’échauffer et à user de tout son organe, un mot brusque venu du dehors : Le cordon, s’il vous plaît ! l’interrompt et lui coupe la voix. Ce Cordon, s’il vous plaît, c’est le refrain obligé. Si haut que soit le poëte, et fût-il monté pendant la durée du couplet jusqu’au premier étage ou jusqu’au belvédère, il