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CAUSERIES DU LUNDI.

de Rollin, Gibert. Mais qu’importent aujourd’hui quelques inexactitudes ? Fénelon a eu l’esprit de piété, et il a eu l’esprit de l’antiquité. Il unit en lui ces deux esprits, ou plutôt il les possède et les contient chacun dans sa sphère, sans combat, sans lutte, sans les mettre aux prises, sans que rien vienne avertir du désaccord, et c’est un grand charme. Pour lui, le combat du Christianisme et de la Grèce n’existe pas, et Télémaque est le monument unique de cette heureuse et presque impossible harmonie.

Le Télémaque (comment n’en pas dire un mot en parlant de Fénelon ?) n’est pas de l’antique pur. De l’antique pur aujourd’hui serait plus ou moins du calqué et du pastiche. Nous avons eu, depuis lors, de frappants modèles de cet antique étudié et refait avec passion et avec science. Le Télémaque est autre chose, quelque chose de bien plus naïf et de plus original dans son imitation même. C’est de l’antique ressaisi naturellement et sans effort par un génie moderne, par un cœur chrétien, qui, nourri de la parole homérique, s’en ressouvient en liberté et y puise comme à la source ; mais il la refait et la transforme insensiblement, à mesure qu’il s’en ressouvient. Cette beauté ainsi détournée, adoucie et non altérée, coule chez Fénelon à plein canal, et déborde comme une fontaine abondante et facile, une fontaine toujours sacrée, qui s’accommode à sa nouvelle pente et à ses nouvelles rives. Pour apprécier comme il convient le Télémaque, il n’est que de faire une chose ; oubliez, si vous le pouvez, que vous l’avez trop lu dans votre enfance. J’ai eu l’an dernier ce bonheur ; j’avais comme oublié le Télémaque, et j’ai pu le relire avec la fraîcheur d’une nouveauté.

Littérairement, on a beaucoup loué et cherché à définir Fénelon, mais nulle part, selon moi, avec une sen-