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BÉRANGER.

pour d’autres ? Encore une fois, le lot qui lui revient à juste titre entre les contemporains se trouvera, réduction faite, un des plus enviables et des plus beaux.

Pour couper court avec ceux qui se souviendraient que j’ai autrefois, il y a plus de quinze ans, fait un Portrait de Béranger tout en lumière et sans y mettre d’ombre, je répondrai que c’est précisément pour cela que je veux le refaire. Quinze ans, c’est assez pour que le modèle change, ou du moins se marque mieux ; c’est assez surtout pour que celui qui a la prétention de peindre se corrige, se forme, se modifie en un mot lui-même profondément. Jeune, je mêlais aux Portraits que je faisais des poètes beaucoup d’affection et de l’enthousiasme, je ne m’en repens pas ; j’y mettais même un peu de connivence. Aujourd’hui je n’y mets rien, je l’avoue, qu’un sincère désir de voir et de montrer les choses et les personnes telles qu’elles sont, telles du moins qu’en ce moment elles me paraissent.

On pourrait diviser les Chansons de Béranger en quatre ou cinq branches : 1° L’ancienne chanson, telle qu’on la trouve avant lui chez les Collé, les Panard, les Désaugiers, la chanson gaie, bachique, épicurienne, le genre grivois, gaillard, égrillard, le Roi d’Yvetot, la Gaudriole, Frétillon, Madame Grégoire : ce fut par où il débuta. 2° La chanson sentimentale, la romance, le Bon Vieillard, le Voyageur, surtout les Hirondelles ; il a cette veine très-fine et très-pure par moments. 3° La chanson libérale et patriotique, qui fut et restera sa grande innovation, cette espèce de petite ode dans laquelle il eut l’art de combiner un filet de sa veine sensible avec les sentiments publics dont il se faisait l’organe ; ce genre, qui constitue la pleine originalité de Béranger et comme le milieu de son talent, renferme le Dieu des Bonnes Gens, Mon Âme, la Bonne Vieille,