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CAUSERIES DU LUNDI.

Mais, nous autres moralistes, nous en parlons bien à notre aise, et les choses de la vie ne se règlent pas en si parfaite mesure. Mme  Du Châtelet aime Voltaire, et, en se rendant compte de tout à elle-même, elle passe outre, elle est entraînée. Au fond, il aime mieux (et elle le sait bien) donner jour à sa Métaphysique et la produire en lumière, que de la sacrifier sans bruit à l’amour et au bon sens : c’est bien là l’homme de lettres dans sa vérité de nature. Et elle-même qui se plaint, ne l’aime-t-elle pas un peu pour tout cela, pour « ces lauriers qui le suivent partout ?» Elle a beau ajouter : « Mais à quoi lui sert tant de gloire ? un bonheur obscur vaudrait bien mieux. » S’il avait choisi et embrassé cette obscurité qu’elle lui désire, elle ne l’aurait peut-être pas choisi lui-même, et sans doute elle l’en aimerait moins.

Laissons donc aller les choses, et contentons-nous de les voir comme elles sont. Ce fut pourtant là le point par où manqua finalement cette liaison de Mme  Du Châtelet et de Voltaire : celui-ci fut plus homme de lettres qu’amant. Au fond, Voltaire n’était pas et ne pouvait être un véritable amant. Il n’avait que des admirations d’esprit, et était surtout capable d’amitié. Presque dès le début de sa liaison avec Mme  Du Châtelet, il put lui dire et lui redire ces vers charmants :

Si vous voulez que j’aime encore.
Rendez-moi l’âge des amours…


Elle acceptait toutefois cette situation inégale, et jusqu’à un certain point pénible ; durant des années elle s’y montra constante et fidèle. Ce furent les torts de Voltaire, et, si je puis dire, ses infidélités littéraires, qui la dégagèrent insensiblement. Dès le mois de février 1735, durant ce séjour qu’il fait en Hollande, elle a à se plaindre de lui ; il a bien plus à cœur de publier ses li-