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MADAME DU CHÂTELET

la plus civilisée et la plus douce en apparence, de quelle nature triste est cette gaieté dénigrante de deux femmes qui s’ennuient, quel vide intellectuel et moral suppose une telle médisance plus désœuvrée encore que méchante, quelle sécheresse amère et stérile ! Il était temps, à la fin, que le feu du ciel tombât et prît à toute cette paille sèche pour renouveler la terre.

Mme  Du Châtelet échappait du moins à ces misères du dehors, et ses nobles études, ses hautes distractions mêmes, la mettaient à l’abri des petites vues où se consumaient autour d’elle des esprits si distingués. Voltaire se trompait peut-être et avait le bandeau sur les yeux quand il écrivait : « Jamais personne ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle : C’est une femme savante… Les dames qui jouaient avec elle chez la reine étaient bien loin de se douter qu’elles fussent à côté du Commentateur de Newton : on la prenait pour une personne ordinaire. » Mais il a raison quand il ajoute : « Tout ce qui occupe la société était de son ressort, hors la médisance. Jamais on ne l’entendit relever un ridicule. Elle n’avait ni le temps ni la volonté de s’en apercevoir ; et quand on lui disait que quelques personnes ne lui avaient pas rendu justice, elle répondait qu’elle voulait l’ignorer. » Quand les mathématiques de Mme  Du Châtelet n’auraient servi qu’à lui donner cette supériorité morale, c’était quelque chose.

Nous pouvons la juger directement par des lettres d’elle, par des écrits de morale où elle se peint. Laissons donc les anecdotes, renvoyons-y les curieux, et écoutons ses paroles. Dès les premiers temps de l’étroite liaison de Mme  Du Châtelet et de Voltaire (1734), celui-ci, ayant pris l’alarme sur un avis qui lui était venu, avait cru devoir partir de Cirey en plein hiver, et était