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CAUSERIES DU LUNDI.

à venir, et, en attendant, elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle présent. »

Pour compléter la satire, il faut joindre à ce Portrait de Mme  Du Châtelet, par Mme  Du Defffand, les Lettres de Mme  de Staal (De Launay) à la même Mme  Du Deffand, où nous est représentée si au naturel, mais si en laid, l’arrivée de Mme  Du Châtelet et de Voltaire, un soir chez la duchesse du Maine, au château d’Anet : «Ils apparaissent sur le minuit comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés. » Ils défraient la société par leurs airs et leurs ridicules, ils l’irritent par leurs singularités ; travaillant tout le jour, lui à l’histoire, elle à Newton, ils ne veulent ni jouer, ni se promener : « Ce sont bien des non-valeurs dans une société où leurs doctes écrits ne sont d’aucun rapport. » Mme  Du Châtelet surtout ne peut trouver un lieu assez recueilli, une chambre assez silencieuse pour ses méditations :


« Mme  Du Châtelet est d’hier à son troisième logement, écrit Mme  de Staal ; elle ne pouvait plus supporter celui qu’elle avait choisi ; il y avait du bruit, de la fumée sans feu, il me semble que c’est son emblème. Le bruit, ce n’est pas la nuit qu’il l’incommode, à ce qu’elle m’a dit, mais le jour, au fort de son travail ; cela dérange ses idées. Elle fait actuellement la revue de ses Principes. c’est un exercice qu’elle réitère chaque année, sans quoi ils pourraient s’échapper, et peut-être s’en aller si loin, qu’elle n’en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur naissance ; c’est le cas de veiller soigneusement à leur garde. Elle préfère le bon air de cette occupation à tout amusement, et persiste à ne se montrer qu’à la nuit close. Voltaire a fait des vers galants qui réparent un peu le mauvais effet de leur conduite inusitée. »


On a le ton de cette satire sous la plus fine et la plus spirituelle des plumes féminines. En lisant ces Lettres de Mme  de Staal à Mme  Du Deffand, on ne peut s’empêcher pourtant de remarquer, au milieu de cette société