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MAZARIN

tournant, il ajoutait ; Et encore cela ! Que j’ai eu de peine à acquérir ces choses ! puis-j’e les abandonner sans regret ?… Je ne les verrai plus où je vais ! J’entendis ces paroles très-distinctement ; elles me touchèrent peut-être plus qu’il n’en était touché lui-même. Je fis un grand soupir que je ne pus retenir, et il m’entendit. « Qui est là ? dit-il, qui est là ? — C’est moi. Monseigneur, qui attendais le moment de parler à Votre Éminence… — Approchez, approchez, » me dit-il d’un ton fort dolent. Il était nu dans sa robe de chambre de camelot fourrée de petit-gris, et avait son bonnet de nuit sur la tête ; il me dit : « Donnez-moi la main : je suis bien faible ; je n’en puis plus. — Votre Éminence ferait bien de s’asseoir. » Et je voulus lui porter une chaise. « Non, dit-il, non ; je suis bien aise de me promener, et j’ai affaire dans ma bibliothèque. » Je lui présentai le bras, et il s’appuya dessus. Il ne voulut point que je lui parlasse d’affaires : « Je ne suis plus, me dit-il, en état de les entendre ; parlez-en au roi, et faites ce qu’il vous dira : j’ai bien d’autres choses maintenant dans la tête. » Et revenant à sa pensée : « Voyez-vous, mon ami, ce beau tableau du Corrége, et encore cette Vénus du Titien, et cet incomparable Déluge d’Antoine Carrache, car je sais que vous aimez les tableaux et que vous vous y connaissez très-bien ; ah ! mon pauvre ami, il faut quitter tout cela ! Adieu, chers tableaux que j’ai tant aimés, et qui m’ont tant coûté ! »


En entendant ces paroles, en voyant cette mise en scène si dramatique et si imprévue de l’ode d’Horace : Linquenda tellus, et domus, on est touché comme Brienne ; mais prenez garde ! s’il y a, dans ce regret de quitter de si belles choses et de si beaux tableaux, un semblant de la passion de l’Italien et du noble amateur, il y a un autre sentiment encore : si le premier mot semble d’un artiste, le second est d’un avare.

M. de Laborde sait aussi bien et mieux que nous toutes ces choses, et c’est chez lui que nous aimons à les apprendre ou à les retrouver. Mais il a un faible pour Mazarin. En citant ce passage, par exemple, il s’arrête à ces mots : Adieu, chers tableaux que j’ai tant aimés ! et il omet le trait final : et qui m’ont tant coûté ! qui est