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CAUSERIES DU LUNDI.

briand, touchant à un défaut qu’il sentait mieux que personne, a dit :


« Le Français a été dans tous les temps, même lorsqu’il était barbare, vain, léger et sociable. Il réfléchit peu sur l’ensemble des objets ; mais il observe curieusement les détails, et son coup d’œil est prompt, sûr et délié. Il faut toujours qu’il soit en scène, et il ne peut consentir, même comme historien, à disparaître tout à fait. Les Mémoires lui laissent la liberté de se livrer à son génie. Là, sans quitter le théâtre, il rapporte ses observations, toujours fines et quelquefois profondes. Il aime à dire : J’étais là, le Roi me dit… J’appris du Prince… Je conseillai, je prévis le bien, le mal. Son amour-propre se satisfait ainsi ; il étale son esprit devant le lecteur ; et le désir qu’il a de se montrer penseur ingénieux le conduit souvent à bien penser. De plus, dans ce genre d’histoire, il n’est pas obligé de renoncer à ses passions, dont il se détache avec peine. Il s’enthousiasme pour telle ou telle cause, tel ou tel personnage ; et, tantôt insultant le parti opposé, tantôt se raillant du sien, il exerce à la fois sa vengeance et sa malice. »


Le Français étant ainsi défini, Retz en paraît, de son temps, le plus brillant modèle, et dès lors il est aussi le plus excellent auteur de Mémoires.

Retz est un homme d’imagination. Nourri dès l’enfance dans l’idéal des conjurations et des guerres civiles, il n’était pas fâché de s’essayer à les réaliser pour avoir ensuite à les raconter comme Salluste, et à les écrire. Il y a de la littérature dans son fait. Il est homme à entreprendre, non pas pour réussir, mais pour se donner l’émotion et l’orgueil de l’entreprise, le plaisir du jeu plutôt que le profit et le gain, qui pour lui ne viendront jamais. Il est dans son élément au milieu des cabales ; il s’y retrouve et il y nage encore en idée par les vives descriptions qu’il en fait. Ces hommes qui ont le génie d’écrivain ont toujours, sans bien s’en rendre compte, une arrière-pensée secrète et une ressource dernière, qui est d’écrire leur histoire et de se dédommager par