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FÉNELON.

grande pour la Cour et pour tout le royaume. On disait de la princesse mille biens qui croissaient tous les jours. On doit être fort en peine de ceux qui la regrettent avec une si juste douleur. (Quelle manière délicate d’indiquer ses craintes au sujet du duc de Bourgogne !) Vous voyez combien la vie est fragile. Quatre jours ; ils ne sont pas sûrs ! Chacun fait l’entendu, comme s’il était immortel ; le monde n’est qu’une cohue de gens vivants, faibles, faux et prêts à pourrir ; la plus éclatante fortune n’est qu’un songe flatteur. »


Ce ne sont pas là les grands accents, les larges coups d’aile de Bossuet, du haut de la chaire, s’écriant : Madame se meurt ! Madame est morte ! Mais, avec moins d’éclat et de tonnerre, cela n’est-il pas aussi éloquent et aussi pénétrant ?

En apprenant la mort du duc de Bourgogne, Fénelon n’a qu’une parole ; elle est brève et sentie, elle est ce qu’elle doit être : « Je souffre. Dieu le sait ; mais je ne suis point tombé malade, et c’est beaucoup pour moi. Votre cœur, qui se fait sentir au mien, le soulage. J’aurais été vivement peiné de vous voir ici ; songez à votre mauvaise santé ; il me semble que tout ce que j’aime va mourir. » Écrire ainsi au chevalier Destouches dans une telle douleur, c’était le placer bien haut.

Le contre-coup mondain de cette perte cruelle se fait vite sentir à Fénelon. La veille, il était l’homme du règne futur et des prochaines espérances ; aujourd’hui il n’est plus rien, son rêve a croulé, et s’il pouvait l’oublier un seul instant, le monde est là aussitôt pour le lui dire. Un homme considérable, ami de Destouches, avait offert sa fille à l’un des neveux de Fénelon ; le lendemain de la mort du Duc de Bourgogne, cet homme se dédit et retire sa promesse. Fénelon ne s’en étonne point ; il ne blâme point ce père si attentif au solide établissement de sa fille ; il le loue et le remercie même de la netteté de son procédé :