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CAUSERIES DU LUNDI.

pour dégourdir son fils et pour lui donner ce liant qui plus tard ne s’acquiert pas. Dans des lettres intimes écrites à une dame de Paris, que je crois être Mme de Monconseil[1], on voit qu’il avait pensé à l’y envoyer dès l’enfance :


« J’ai un garçon, écrivait-il à cette amie, qui à cette heure a treize ans. Je vous avouerai naturellement qu’il n’est pas légitime ; mais sa mère est une personne bien née, et qui a eu des bontés pour moi que je ne méritais pas. Pour le garçon, peut-être est-ce prévention, mais je le trouve aimable ; c’est une jolie figure, il a beaucoup de vivacité et, je crois, de l’esprit pour son âge. Il parle français parfaitement, il sait beaucoup de latin et de grec, et il a l’histoire ancienne et moderne au bout des doigts. Il est à présent à l’école ; mais comme ici on ne songe pas à former les mœurs ou les manières des jeunes gens, et qu’ils sont presque tous nigauds, gauches et impolis, enfin tels que vous les voyez quand ils viennent à Paris à l’âge de vingt ou vingt-et-un ans, je ne veux pas que mon garçon reste assez ici pour prendre ce mauvais pli ; c’est pourquoi, quand il aura quatorze ans, je compte de l’envoyer à Paris… Comme j’aime infiniment cet enfant, et que je me pique d’en faire quelque chose de bon, puisque je crois que l’étoffe y est, mon idée est de réunir en sa personne ce que jusqu’ici je n’ai jamais trouvé en la même personne, je veux dire ce qu’il y a de meilleur dans les deux nations. »


Et il entre dans le détail de ses projets et des moyens qu’il compte employer : un pédant anglais tous les matins, un précepteur français pour les après-dînées, avec l’aide surtout du beau monde et de la bonne compagnie. La guerre qui survint entre la France et l’Angleterre ajourna ce projet d’éducation parisienne, et le jeune homme ne fit son début à Paris qu’en 1751, à l’âge de

  1. Ce n’est plus une conjecture, mais une certitude, d’après ce que je lis dans l’édition de Lord Chesterfield’s Letters, donnée à Londres par lord Mahon en 1847 (4 vol.). Voir au tome III, page 159. Je ne connaissais pas cette édition au moment où j’écrivais mon article.