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CHESTERFIELD

heure mis tout son enjeu du côté de l’héritier présomptif du trône, qui devint Georges II ; il était de ceux qui, à l’avénement de ce prince (1727), devaient le plus compter sur sa faveur et sur une part de pouvoir. Mais cet homme habile, en voulant se tourner du côté du soleil levant, ne sut pas s’orienter avec une parfaite justesse : il avait fait de longue main sa cour à la maîtresse du prince, la croyant destinée à l’influence, et il avait négligé la femme légitime, la future reine, qui pourtant eut seule le crédit réel. La reine Caroline ne lui pardonna jamais ; ce fut le premier échec de la fortune politique de lord Chesterfield, pour lors âgé de trente-trois ans et dans la pleine vogue des espérances. Il fut trop pressé et fit fausse route. Robert Walpole, moins leste et moins vif d’apparence, avait mieux pris ses mesures et mieux calculé.

Jeté avec éclat dans l’opposition, surtout depuis 1732, époque où il eut à se démettre de ses charges de Cour, lord Chesterfield travailla de tous ses efforts pendant dix ans à la chute de ce ministère Walpole, qui ne tomba qu’en 1742. Mais alors même il n’hérita point du pouvoir, et il resta en dehors des combinaisons nouvelles. Lorsque, deux ans après, en 1744 il entra pourtant dans l’administration, d’abord comme ambassadeur à La Haye et vice-roi d’Irlande, puis même comme secrétaire d’État et membre du Cabinet (1746-1748), ce ne fut qu’à titre plus spécieux que réel. En un mot, lord Chesterfield, de tout temps homme politique considérable dans son pays, soit comme l’un des chefs de l’opposition, soit comme diplomate habile, ne fut jamais ministre dirigeant, ni même ministre très-influent.

En politique, il avait certainement ce coup-d’œil lointain et ces vues d’avenir qui tiennent à l’étendue de l’esprit, mais il possédait bien plus ces qualités sans