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CHESTERFIELD

d’une personne de cette province ; ce qui était vrai en effet.

Après deux années d’université, il fit son tour du continent, selon l’usage des jeunes seigneurs de son pays. Il visita la Hollande, l’Italie, la France. Il écrivait de Paris à ce même M. Jouneau, le 7 décembre 1714 :


« Je ne vous dirai pas mes sentiments des Français, parce que je suis fort souvent pris pour un d’eux, et plus d’un Français m’a fait le plus grand compliment qu’ils croient pouvoir faire à personne, qui est : Monsieur, vous êtes tout comme nous. Je vous dirai seulement que je suis insolent, que je parle beaucoup, bien haut et d’un ton de maître ; que je chante et que je danse en marchant, et enfin que je fais une dépense furieuse en poudre, plumets, gants blancs, etc. »


On sent là l’esprit moqueur, satirique et un peu insolent, qui fait sa pointe une première fois à nos dépens ; il rendra justice plus tard à nos qualités sérieuses.

Dans les Lettres à son fils, il s’est montré, le premier jour qu’il fit son entrée dans la bonne compagnie, encore tout couvert de sa rouille de Cambridge, honteux, embarrassé, silencieux, et prenant à la fin son courage à deux mains pour dire à une belle dame près de qui il était : « Madame, ne trouvez-vous pas qu’il fait bien chaud aujourd’hui ? » Mais lord Chesterfield disait cela à son fils pour ne pas le décourager et pour lui montrer qu’on revenait de loin. Il fait les honneurs de sa propre personne pour l’enhardir et pour mieux l’attirer jusqu’à lui. Je me garderai bien de le prendre au mot sur cette anecdote. S’il fut un moment embarrassé dans le monde, ce moment-là dut être bien court, et il n’y parut pas longtemps.

La reine Anne venait de mourir ; Chesterfield salua l’avènement de la maison de Hanovre dont il allait être