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CHESTE

former un excellent élève dans l’intimité. Ce sont des lettres confidentielles qui se sont trouvées produites tout à coup en lumière, et qui ont trahi tous les secrets et les artifices ingénieux de la sollicitude paternelle. Si, en les lisant aujourd’hui, on est frappé de l’excessive importance accordée à des particularités accidentelles et passagères, à de purs détails de costume, on n’est pas moins frappé de la partie durable, de celle qui tient à l’observation humaine de tous les temps ; et cette dernière partie est beaucoup plus considérable qu’on ne le croirait d’après un premier coup-d’œil superficiel. En s’occupant avec le fils qu’il voulait former de ce qui convient à l’honnête homme dans la société, lord Chesterfield n’a pas fait un traité des Devoirs comme Cicéron ; mais il a laissé des Lettres qui, par leur mélange de justesse et de légèreté, par de certains airs frivoles qui se rejoignent insensiblement aux grâces sérieuses, tiennent assez bien le milieu entre les Mémoires du Chevalier de Grammont et le Télémaque.

Avant d’en parler avec quelque développement, il nous faut savoir un peu ce qu’était lord Chesterfield, l’un des plus brillants esprits de l’Angleterre en son temps, et l’un des plus liés avec la France. Philippe Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, naquit à Londres le 22 septembre 1694, la même année que Voltaire. Issu d’une race illustre, il en savait le prix, il voulait en soutenir l’honneur ; mais il lui était difficile pourtant de ne pas rire des prétentions généalogiques poussées trop loin. Pour s’en garder une bonne fois, il avait placé parmi les portraits de ses ancêtres deux vieilles figures d’homme et de femme ; au bas de l’une était écrit : Adam de Stanhope ; et au bas de l’autre : Ève de Stanhope. C’est ainsi qu’en tenant bon pour l’honneur il coupait court aux velléités chimériques.