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MADAME DE GRAFIGNY.

pourquoi des exclusions ? La nature nous a donné si peu de portes par où le plaisir et l’instruction peuvent entrer dans nos âmes ! Faudra-t-il n’en ouvrir qu’une ? »

« Je regarde un homme qui a aimé la poésie, et qui n’en est plus touché, comme un malade qui a perdu un de ses sens. »

« Je vous avoue que je serais fort aise d’avoir courtisé avec succès, une fois en ma vie, la Muse de l’Opéra ; je les aime toutes les neuf, et il faut avoir le plus de bonnes fortunes qu’on peut, sans Être pourtant trop coquet.


Voilà Voltaire pur esprit. Il avait pour principe qu’il faut dévorer les choses pour qu’elles ne nous dévorent pas, et pour ne pas se dévorer soi-même. Mme  de Grafigny nous le montre bien tel en effet, avide de ce qui l’occupe, avare du temps, si acharné à son ouvrage qu’il faut, pour le faire souper, l’arracher à son secrétaire, où il est travaillant encore. Mais, dès qu’il s’est mis à table, il se pique et s’excite jusqu’à ce qu’il ait trouvé quelque conte à faire, bien facétieux, bien drôle, bien bouffon, qui n’est souvent bon à entendre que dans sa bouche, et qui nous le montre encore, comme il s’est peint à nous.

Toujours un pied dans le cercueil.
De l’autre faisant des gambades.

Cette bouffonnerie, qui ira en augmentant avec l’âge, ne plaît pas toujours, et elle dégénère vite en laideur. Pourtant, elle semble aussi des plus naturelles chez lui. À table, Mme  de Grafigny nous le fait voir charmant, attentif, servi d’ailleurs en prince, avec ses laquais et son valet de chambre derrière son fauteuil :


« Son valet de chambre ne quitte point sa chaise à table, et ses laquais lui remettent (au valet de chambre) ce qui lui est nécessaire, comme les pages aux gentilshommes du roi ; mais tout cela est fait sans aucun air de faste, tant il est vrai que les bons esprits savent en toute occasion conserver la dignité qui leur convient, sans