Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
213
MADAME DE GRAFIGNY.

telet est pour moi plus qu’un père, un frère et un fils. Je ne demande qu’à vivre enseveli dans les montagnes de Cirey. »


Quand Voltaire écrivait cela, en mars 1735, il venait d’avoir quarante-et-un ans, et les quatorze années qui suivirent, il les passa dans cette union intime qui remplit tout le milieu de sa vie. N’oublions pas qu’en parlant avec tant de reconnaissance de l’hospitalité de Mme  du Châtelet, il y contribuait largement lui-même. Voltaire avait une très-grande fortune pour le temps (quelque chose comme 80,000 livres de rentes) ; cette fortune alla en s’accroissant avec les années par la bonne administration du maître, et partout où il passait il faisait couler avec lui une veine d’or, ce qui ne nuit jamais, même à des paradis terrestres.

Mme  de Grafigny arrive donc une nuit à deux heures du matin, à Cirey, le 4 décembre 1738. La nymphe du lieu, Mme  du Châtelet, la reçoit poliment et assez froidement ; l’idole, c’est-à-dire Voltaire, entre un moment après dans la chambre, « un petit bougeoir à la main comme un moine, » et lui fait mille tendresses. Il demande des nouvelles de tous ses amis de Lorraine, y compris Saint-Lambert, qui depuis… qui, dix ans plus tard, devait le supplanter auprès de la dame du lieu ; mais alors ce n’était qu’une simple étoile qui se levait à peine à l’horizon. Les jours suivants, Mme  de Grafigny écrit toutes ses impressions à un ami d’enfance, un M. Devaux, lecteur du roi Stanislas ; elle appelle ce M. Devaux de mille petits noms familiers (Panpan, Panpichon). En général, le ton de ces lettres de Mme  de Grafigny est petit, assez commun ; c’est proprement du cailletage : « Cailleter ! oh ! c’est une douce chose, » s’écrie-t-elle en un endroit, et elle prouve de reste qu’elle s’y complaît. On y sent partout un jargon de coterie et de province, le goût de cette petite Cour de Lorraine où