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MADAME D’ÉPINAY.

Mme  d’Épinay, Duclos, caustique, mordant, poussant la franchise jusqu’à la brutalité, et se servant de sa brutalité avec finesse, s’accommoderait très-volontiers de cette jeune femme enjouée, spirituelle et vive ; il passerait volontiers chez elle toutes ses soirées, et croirait lui faire honneur de la dominer et de la former. Il expose tout ce plan dans les Mémoires de Mme  d’Épinay, et parlant à elle-même, avec une crudité brusque et pittoresque qu’elle a pu forcer quelquefois, mais qu’elle n’a certainement pas inventée : une femme douce et polie est incapable d’inventer de pareilles physionomies et de pareils propos, si elle ne les a pas rencontrés en effet. Duclos, avant la publication de ces Mémoires, jouissait d’une bonne réputation, de celle d’un homme original d’humeur et de caractère, ayant son franc-parler, droit et adroit. Il ne laissera plus désormais que l’idée d’un ami dangereux, d’un despote mordant, cynique et traîtreusement brusque. On aura beau faire et dire, le faux bonhomme en lui est démasqué, il ne s’en relèvera pas.

Au reste, s’il y perd comme caractère, il n’y perd pas comme esprit. Les conversations où il est représenté par Mme  d’Épinay sont des plus amusantes et des plus comiques, assaisonnées d’un sel des plus piquants et colorées d’une verve bretonne qui ne se retrouve au même degré dans aucun de ses écrits. La plus jolie scène, et l’une des plus honnêtes où il figure, est celle où on le voit un jour aller au Collège de compagnie avec Mme  d’Épinay, et où il fait subir un interrogatoire au précepteur du jeune d’Épinay, à ce pauvre et grotesque M. Linant, duquel il est dit à un endroit : « Ce pauvre homme est plus bête que jamais. » Tandis que Duclos envoie l’enfant faire un thème dans une chambre voisine, il prend à partie le précepteur et le met à la question de