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MADAME D’ÉPINAY.

femme, et qui se conduisit avec elle de telle sorte qu’il est impossible d’en rien rapporter ici, et qu’il faut renvoyer à ce qu’elle-même nous en raconte. On y verra à nu ce qu’était l’intérieur d’un riche mariage dans ce monde de condition et de haute finance au milieu du xviiie siècle[1].

Mme d’Épinay était alors une jeune personne jolie, spirituelle, sensible et intéressante, comme on disait. La nature l’avait faite très-timide, et elle fut longtemps avant de se dégager de l’influence et de l’esprit des autres, avant d’être elle-même. On pourrait faire trois portraits de Mme d’Épinay, l’un à vingt ans, l’autre à trente (et elle nous a fait ce portrait-là vers le moment où elle commença de connaître Grimm) ; et il y aurait un troisième portrait d’elle à faire après quelques années de cette connaissance, lorsque, grâce à lui, elle avait pris plus de confiance en elle, et qu’en étant une personne très-agréable encore, elle devenait une femme de mérite, ce qu’elle fut tout à fait en avançant.

À vingt ans, elle est vive, mobile, confiante et un peu crédule, tendre, avec un front pur, décent, des cheveux bien plantés, une fraîcheur qui passa vite, et volontiers avec des larmes d’émotion dans ses beaux yeux.

À trente ans, elle nous dira :


« Je ne suis point jolie ; je ne suis cependant pas laide. Je suis petite, maigre, très-bien faite. J’ai l’air jeune, sans fraîcheur, noble, doux, vif, spirituel et intéressant. Mon imagination est tranquille. Mon esprit est lent, juste, réfléchi et sans suite. J’ai dans l’âme de la vivacité, du courage, de la fermeté, de l’élévation et une excessive timidité.

« Je suis vraie sans être franche. (La remarque est de Rousseau,

  1. On demandait à Diderot quel homme c’était que M. d’Épinay : « C’est un homme, dit-il, qui a mangé deux millions sans dire un bon mot et sans faire une bonne action. »