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CAUSERIES DU LUNDI.

Cependant le gros roman que lui avait laissé Mme d’Épinay ne fut jamais publié par lui, et ce roman courait risque de rester pour toujours inconnu, quand il tomba aux mains du savant libraire M. Brunet, qui sut distinguer sous le masque des personnages tout ce qu’il contenait de curieux et d’historique. On restitua avec certitude les principaux noms ; on supprima des hors-d’œuvre et des longueurs, et l’on en tira les trois volumes qui parurent en 1818. et dont le succès fut tel qu’il y eut trois éditions en moins de six mois[1]. Dans l’état actuel de l’ouvrage, la forme de roman est à peine sensible. Elle ne se marque guère qu’en un point : c’est un tuteur fictif, le tuteur de Mme d’Épinay, qui est censé raconter l’histoire de sa pupille, mais qui ne fait le plus souvent que lui céder la parole à elle-même, ainsi qu’aux autres personnages, dont il cite et insère au long les lettres, journaux ou conversations. Ce tuteur est la machine du roman, machine trop évidente et trop peu adroitement dissimulée pour compromettre la réalité de l’ensemble. Supprimez cette invention du tuteur, et tout le reste est vrai.

Mlle Louise-Florence-Pétronille Tardieu d’Esclavelles, qui, dans le roman, s’appelle du joli nom d’Émilie, fille d’un officier mort au service du roi, dut naître vers 1725. Âgée de vingt ans, le 23 décembre 1745, elle épousa son cousin, M. d’Épinay, l’aîné des fils de M. de La Live de Bellegarde, fermier-général. Son mari et elle se croyaient d’abord fort épris l’un de l’autre, mais l’illusion dura peu : elle seule l’aimait, et encore d’un premier amour de pensionnaire. Pour lui, ce n’était qu’un homme de plaisir, un dissipateur extravagant, outrageusement indélicat dans tout son procédé à l’égard de cette jeune

  1. Voir la note à la fin de l’article.