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CAUSERIES DU LUNDI.

vélation si subite et si vive se sont évanouis ; les légères erreurs ou les infidélités de pinceau, les inexactitudes le détail ont même perdu de leur importance. Ce qui reste, c’est l’ensemble des mœurs, c’est le fond du tableau, et rien ne paraît plus vrai ni plus vivant. Les Mémoires de Mme  d’Épinay ne sont pas un ouvrage, ils sont une époque,

Mme  d’Épinay n’avait pas songé précisément à donner des Mémoires ; mais de bonne heure elle aima à écrire, à faire son journal, à retracer l’histoire de son âme. C’était la mode et la manie à cette date. Un journal qu’on fait de sa vie est encore une sorte de miroir. Jean-Jacques Rousseau usa fort de ce miroir-là, et le passa aux femmes de son temps. Chaque femme d’esprit et de sensibilité, à son exemple, tenait registre de ses impressions, de ses souvenirs, de ses rêves ; elle écrivait en petit ses Confessions, fussent-elles les plus innocentes du monde. Et quand elle devenait mère, elle allaitait son enfant si elle pouvait ; elle se mettait dans tous les cas à s’occuper de son éducation, à s’en occuper non pas seulement en détail et de la bonne manière, par les soins, les baisers et les sourires maternels, mais aussi en théorie ; on raisonnait des méthodes, on en discourait à perte de vue. Ce fut l’époque des Genlis, de ces femmes galantes ou légères qui deviennent à point nommé des Mentor, des Minerve, et font des traités moraux sur l’éducation pendant les courts intervalles que leur laissent leurs amants.

Mme  d’Épinay, qui a fait des traités d’éducation (et des traités couronnés par l’Académie), et qui a eu des amants, valait mieux que ces femmes dont je parle. Mais, n’étant qu’une personne très-aimable, très-spirituelle, et non supérieure, elle subit les influences de son moment. Dans les commencements de sa liaison avec