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CAUSERIES DU LUNDI.

simple et trop nue ; il a fallu que la pensée civilisée se mît en quatre pour en déguiser et pour en décorer le fond. La galanterie, le bel-esprit, la philosophie, la théologie elle-même, ne sont que des manières de jeux savants et subtils que les hommes ont inventés pour remplir et pour animer ce temps si court et pourtant bien long de la vie ; mais ils ne s’aperçoivent pas assez que ce sont des jeux. » Huet, tout en s’appliquant à ces diverses choses avec sa passion studieuse, semble pourtant s’être un peu douté que ce pouvaient être des jeux ; il s’est surtout développé et comme amusé à l’entour, et il ne semble pas y avoir pris au vif plus qu’il ne fallait. Aussi le monde jouissait de lui sans qu’il eût rien d’opiniâtre ni d’absolu comme les hommes de cabinet. Voici un gracieux portrait qui lui rend témoignage, et qui nous le montre tel qu’il paraissait aux dames avant les grandeurs de l’épiscopat et dans sa jeunesse. C’est l’abbesse de Caen, depuis abbesse de Malnoue, la célèbre Marie-Éléonore de Rohan, qui parle et qui lui fait son portrait selon la mode du temps :


« Vous êtes plus grand et de belle taille que vous n’avez bon air. Vous êtes mieux fait que vous n’êtes agréable. Vous avez le teint trop blanc et même trop délicat pour un homme ; les yeux bleus, plus grands que petits ; les cheveux d’un blond châtain ; le nez bien fait, la bouche grande, mais aussi propre qu’on la peut avoir, car vous avez les lèvres incarnates et les dents d’un blanc fort éclatant et qui saute aux yeux. Vous avez le front fort grand. La grandeur de vos traits et de votre visage fait que vous avez quelque chose de ces médailles qui représentent les hommes illustres (vous vous doutez bien que j’entends plutôt parler de ces grands philosophes que des conquérants). Je ne sais si ce n’est point la grande réputation de science où vous êtes qui me donne cette idée, ou si c’est qu’en effet ces hommes illustres étaient faits comme vous. Mais, si vous n’êtes fait comme ceux qui ont été devant vous, peut-être que ceux qui vieilliront après ne seront pas fâchés de vous ressembler, et d’être faits