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CAUSERIES DU LUNDI.

la badine à la main, la fleur à sa boutonnière, il allait, il errait mystérieusement. Sa journée avait ses heures et ses stations marquées comme les signes où se pose le Soleil. De une à deux heures, — de deux à trois heures, — à tel endroit, chez telle personne ; — de trois à quatre, ailleurs ; — puis arrivait l’heure de sa représentation officielle hors de chez lui ; on le rencontrait en lieu connu et comme dans son cadre avant le dîner. Puis le soir (n’allant jamais dans le monde), il rentrait au logis en puissance de Mme  de Chateaubriand, laquelle alors avait son tour, et qui le faisait dîner avec de vieux royalistes, avec des prédicateurs, des évêques et des archevêques : il redevenait l’auteur du Génie du Christianisme jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’au lendemain matin. Le soleil se levait plus beau ; il remettait la fleur à sa boutonnière, sortait par la porte de derrière de son enclos, et retrouvait joie, liberté, insouciance, coquetterie, désir de conquête, certitude de vaincre, de une heure jusqu’à six heures du soir. Ainsi, dans les années du déclin, il passait sa vie, et trompa tant qu’il put la vieillesse

Les Mémoires nous feraient croire vraiment qu’il se convertit tout à fait dans ses vingt dernières années, et qu’il n’adora plus qu’une Béatrix unique. Tout cela est bon pour les lecteurs qui ne l’ont pas connu, ou pour ceux qui ne voient jamais de la scène que le devant. J’ai sous les yeux des lettres, presque des lettres de cœur, adressées par Chateaubriand à une personne distinguée, qu’il se gardera bien de nommer dans ses Mémoires (fi donc ! il faut de l’unité dans les œuvres de l’art). Cette vive, courtoise et assez affectueuse Correspondance, nouée à Rome en 1829, marquée d’interruptions et de retours, va jusqu’en avril 1847, c’est-à-dire bien près de sa fin. Quelques lettres sont charmantes, et, même quand