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CHATEAUBRIAND.

dont l’étrange destin raconté la fasse rêver sans qu’elle en pénètre la cause : je ne veux être à ses yeux que ce que je suis, un pénible songe. » Ainsi, perversion étrange du sentiment le plus pur et le plus naturel ! René, pour paraître plus grand, aime mieux frapper l’imagination que le cœur ; il aime mieux (même dans ce cas où il se suppose père) être rêvé de sa fille que d’en être connu, regretté et aimé. Il fait de tout, même du sentiment filial, matière à apothéose et à vanité.

Ces sentiments divers qu’on trouve exprimés dans la lettre du René des Natchez, on les vérifierait dans les autres écrits et dans la vie de M. de Chateaubriand, en la serrant d’un peu près. Comme poëte, en donnant à la passion une expression plus pénétrante et parfois sublime, il a surtout usé de ce procédé qui consiste à mêler l’idée de mort et de destruction, une certaine rage satanique, au sentiment plus naturel et ordinairement plus doux du plaisir ; et c’est ici que j’ai à mieux définir cette sorte d’épicuréisme qui est le sien, et dont j’ai parlé.

Ce sentiment de volupté et d’abandon suprême, qui, chez les anciens, chez Homère, chez les Patriarches, chez la bonne Cérès ou chez Booz, comme chez le bon Jupiter aux bras de Junon, est si simple, si facile, qui coûte si peu à la nature, qui est si doux, qui fait naître des fleurs à l’entour, et qui voudrait dans sa propre félicité féconder la terre entière, se raffine avec les âges ; il devient plus senti, plus délicat, plus sophistiqué aussi, chez les épicuriens des siècles plus avancés. Horace ne traite pas l’amour comme un pasteur, ni comme un patriarche, ni comme un dieu de l’Olympe. Horace, Pétrone, Salomon lui-même, qui était déjà de la décadence, ils aiment tous à mêler l’idée de la mort et du néant à celle du plaisir, à aiguiser l’une par l’autre. Ils feront