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CAUSERIES DU LUNDI.

peine : « Oh ! que cette race de René est aimable ! s’écriait une femme d’esprit qui l’a bien connu ; c’est la plus aimable de la terre. » Pourtant il n’était pas de ceux qui portent dans l’amour et dans la passion la simplicité, la bonté et la franchise d’une saine et puissante nature. Il avait surtout de l’enchanteur et du fascinateur. Il s’est peint avec ses philtres et sa magie, comme aussi avec ses ardeurs, ses violences de désir et ses orages, dans les épisodes d’Atala, de Velléda, mais nulle part plus à nu que dans une lettre, une espèce de testament de René, qu’on lit dans les Natchez. Cette lettre est, sur l’article qui nous occupe, sa vraie confession entière. Rappelons-en ici quelque chose ; c’est là le seul moyen de le pénétrer à fond, cœur et génie, et de le bien comprendre.

René, qui se croit en péril de mourir, écrit à Céluta, sa jeune femme indienne, une lettre où il lui livre le secret de sa nature et le mystère de sa destinée. Il lui dit :


« Un grand malheur m’a frappé dans ma première jeunesse ; ce malheur m’a fait tel que vous m’avez vu. J’ai été aimé, trop aimé…

« Céluta, il y a des existences si rudes, qu’elles semblent accuser la Providence et qu’elles corrigeraient de la manie d’être. Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins ; j’en portais le germe en moi comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments…

« Je suppose, Céluta, que le cœur de René s’ouvre maintenant devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu’il renferme ? Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d’aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même…  »


C’est bien cela, et il nous la définit en maître cette flamme sans chaleur, cette irradiation sans foyer, qui ne