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CHATEAUBRIAND.

poésie et vérité, hors pourtant deux ou trois traits qui déparent ce gracieux tableau. Ainsi, à côté de la jeune miss Ives, il est trop question de cette mère presque aussi belle que sa fille, de cette mère qui, lorsqu’elle est près de confier au jeune homme le secret qu’elle a saisi dans le cœur de son enfant, se trouble, baisse les yeux et rougit : « Elle-même, séduisante dans ce trouble, il n’y a point de sentiment qu’elle n’eût pu revendiquer pour elle. » C’est une indélicatesse de tant insister sur cette jolie maman. On se demande quelle idée traverse l’esprit du narrateur, en ce moment où il devrait être tout entier à la chaste douleur du souvenir. Dans la supposition qu’une telle idée vienne, on ne devrait jamais l’écrire[1]. Cela trahit, du reste, les goûts libertins que le noble auteur avait en effet dans sa vie, assurent ceux qui l’ont bien connu, mais qu’il cachait si magnifiquement dans ses premiers écrits : sa plume, en vieillissant, n’a plus su les contenir. En ce qui est de cette mère de Charlotte, c’est à la fois un trait de mauvais goût et l’indice d’un cœur médiocrement touché. La fin de l’épisode de Charlotte est gâtée par d’autres traits de mauvais goût encore et de fatuité. Il se demande ce qu’il serait devenu s’il avait épousé la jeune Anglaise, s’il était devenu un gentleman chasseur : « Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition ? » La réponse à une telle question pourrait être piquante à débattre ; on pourrait soutenir le pour et le contre ; on pourrait jouer agréablement là-dessus, et, si l’on devenait tout à fait éloquent et sérieux, on pourrait rendre cette réponse peu plaisante pour celui qui la provoque, et même terrible.

  1. Passe pour Crispin, qui, dans la jolie comédie de Le Sage (Crispin rival de son maître), dit, en voyant Mme  Oronte et sa fille : « Malepeste ! la jolie famille ! Je ferais volontiers ma femme de l’une et ma maîtresse de l’autre. »