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CAUSERIES DU LUNDI.

Abencérages ; mais, du moment que vous faisiez des Mémoires, il y avait lieu et il y avait moyen de nous laisser mieux lire dans ce cœur, s’il fut vrai et sincèrement entraîné un jour.

Ce n’est guère que dans les souvenirs d’enfance que l’auteur a osé ou voulu dire un peu plus. Mais encore, si charmante et si réelle à certains égards que soit la Lucile des Mémoires d’Outre-Tombe, il en est peut-être moins dit sur elle et sur sa plaie cachée, que dans les quelques pages où nous a été peinte l’Amélie de René. Quant aux autres émotions de ses jeunes années, M. de Chateaubriand s’est contenté de les confondre poétiquement dans un nuage, et de les mettre en masse sur le compte d’une certaine Sylphide, qui est là pour représenter idéalement les petites erreurs d’adolescence ou de jeunesse que d’autres auraient décrites sans doute avec complaisance, et que M. de Chateaubriand a mieux aimé couvrir d’une vague et rougissante vapeur. Nous ne l’en blâmons pas, nous le remarquons.

Le seul épisode où l’auteur des Mémoires se soit développé avec le plus d’apparence de vérité et de naïveté, est celui de Charlotte, fraîche pointure de roman naturel et domestique, qui se détache dans les récits de l’exil. Pauvre, épuisé de misère, le jeune émigré breton trouve en Angleterre, dans une province, un ministre anglais, M. Ives, savant homme qui a besoin d’un secrétaire, d’un collaborateur. M. de Chateaubriand devient ce secrétaire ; il vit là dans la famille ; il lit de l’italien avec la charmante miss Ives ; comme Saint-Preux, il se fait aimer. Mais, au moment où tout va s’aplanir, où la jeune fille est touchée, où sa mère, qui la devine, prévient l’aveu et offre d’elle-même l’adoption de famille au jeune étranger, un mot fatal vient rompre l’enchantement : Je suis marié ! et il part. Tout cela est raconté avec charme,