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CHATEAUBRIAND.

couleurs nécessaires à son poëme des Martyrs, le voilà qui confesse ici qu’il allait dans un autre but encore. Une personne qu’il aimait et poursuivait vivement alors, une enchanteresse lui avait dit : « Songez à votre gloire avant tout, faites votre voyage d’abord, et après… après… nous verrons ! » Et c’était à l’Alhambra qu’elle lui avait donné rendez-vous au retour, et laissé entrevoir la récompense. Elle s’y était rendue de son côté, et l’on assure que les noms des deux pèlerins se lisaient encore, il y a quelques années, sur les murailles moresques où ils les avaient tracés.

Or, j’ouvre les Mémoires de Chateaubriand à l’endroit de son retour de Palestine, et je cherche vainement un détail, une révélation tendre, fût-elle un peu en désaccord avec l’Itinéraire, enfin de ces choses qui peignent au vrai un homme et un cœur dans ses contradictions, dans ses secrètes faiblesses. Point. Il se contente de dire : « Je traversai d’un bout à l’autre cette Espagne où, seize années plus tard, le Ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l’anarchie… » Et il entonne un petit hymne en son honneur à propos de cette guerre d’Espagne dont il ne cesse de se glorifier, tout en voulant paraître le plus libéral des ministres de la Restauration. Ainsi, dans cette partie des Mémoires l’homme officiel a tout dérobé, le solennel est venu se mettre au-devant de la mystérieuse folie.

Puisque vous prétendiez nous raconter toute votre vie, ô Pèlerin, pourquoi donc ne pas nous dire à quelle fin vous alliez ce jour-là tout exprès à Grenade ? Y dussiez-vous perdre un peu comme chrétien, comme croisé et comme personnage de montre, vous y gagneriez, ô Poëte, comme homme, et vous nous toucheriez. Je sais bien que vous l’avez dit d’une autre manière, en le voilant de romanesque et de poésie, dans le Dernier des