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CAUSERIES DU LUNDI.

térité sont positifs et durables. Au moment de sa mort, elle fut universellement regrettée, comme ayant su, sans nom, sans fortune, sans beauté, et par le seul agrément de son esprit, se créer un salon des plus en vogue et des plus recherchés, à une époque qui en comptait de si brillants. Toutefois, ce concert flatteur de regrets qui s’adressaient à la mémoire de l’amie de d’Alembert n’aurait laissé d’elle qu’une idée un peu vague et bientôt lointaine, si la publication qu’on fit, en 1809, de deux volumes de Lettres d’elle, n’était venue la révéler sous un aspect tout différent, et montrer non plus la personne aimable et chère à la société, mais la femme de cœur et de passion, la victime brûlante et dévorée. Ces deux volumes de Lettres de Mlle  de Lespinasse à M. de Guibert sont un des monuments les plus curieux et les plus mémorables de la passion. On a publié en 1820, sous le titre de Nouvelles Lettres de Mlle  de Lespinasse, un volume qui ne saurait être d’elle, qui n’est digne ni de son esprit ni de son cœur, et qui est aussi plat que l’autre est distingué, ou, pour mieux dire, unique. Je prie qu’on ne confonde pas du tout ce plat volume de 1820, pure spéculation et fabrication de librairie, avec les deux volumes de 1809, les seuls qui méritent confiance, et dont je veux parler. Ces Lettres d’amour adressées à M. de Guibert furent publiées par la veuve même de M. de Guibert, assistée dans ce travail par Barrère, le Barrère de la Terreur, ni plus ni moins, qui aimait fort la littérature, comme on sait, et surtout celle de sentiment. Au moment où ces Lettres parurent, ce fut un grand émoi dans la société où vivaient encore, à cette date, quelques anciens amis de Mlle  de Lespinasse. On déplora fort cette publication indiscrète ; on réprouva la conduite des éditeurs qui déshonoraient ainsi, disait-on, la mémoire d’une personne jusque-là considérée,