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CAUSERIES DU LUNDI.

cherchant bien toutefois, voici ce qui me semble. Un jour, Garat, dans sa jeunesse, alla voir Diderot déjà vieux. Au sortir de là, il se mit à écrire le récit de cette visite où le philosophe, sans le connaître, sans l’avoir vu encore, n’eut pas même l’idée de lui demander son nom, lui parla d’abord de tout, comme à un vieil ami, s’ouvrit à lui de mille plans politiques, philosophiques et autres, faisant à la fois les questions et les réponses, et ne le quitta qu’après l’avoir serré avec effusion dans ses bras. Ce charmant récit de trois ou quatre pages, très-fin, très-gai, qui exagère la réalité, qui ne va pas tout à fait jusqu’à la caricature, qui a de l’ivresse et du montant, qui semble écrit après déjeuner, est peut-être le premier échantillon, dans notre littérature, de ce genre un peu chargé, mais d’une charge légère, où Janin s’est tant joué depuis. Garat sortant de chez Diderot, Charles Nodier encore, contant quelqu’un de ses jolis contes où le fond se dérobe et où la façon est tout, ce sont presque les seuls auteurs, en français, qui me donnent quelque idée à l’avance de cette manière unique de M. Janin, quand il fait bien.

Et ne croyez pas que le bon sens manque à travers ces airs habituels de courir les champs et de battre les buissons. Bien que la critique que M. Janin affectionne soit surtout celle de fantaisie et de broderie, elle lui a servi plus d’une fois à recouvrir l’autre, la vraie critique digne de ce nom. Quand il se mêle d’avoir du bon sens, il en a, et du meilleur, du plus franc. Il a de la gaieté, du naturel, il aime Molière : ce sont là des garanties. Je noterai tel feuilleton de lui (celui du jeudi 24 décembre 1846, par exemple, sur Agnès de Méranie), duquel, après l’avoir lu, j’écrivais pour moi seul cette note que je retrouve, et que je donne comme l’expression nette de ma pensée : « Excellent feuilleton. C’est plein de bon