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y donner libre cours à ses qualités incisives, mordantes, acérées, et se montrer personnel envers les potentats et les ministres impunément. Dans un ou deux cas, M. le Chancelier le rappela bien à l’ordre pour la forme ; mais la faveur qui s’attachait au talent couvrait tout. Son amertume (car il en eut parfois) semblait presque, de sa part, de l’aménité. L’âpreté du sens était déguisée par l’élégance du bien dire et le parfait bon air. En toute circonstance et quoi qu’il se permît, il n’eut qu’à remercier la Chambre de lui accorder, comme le lui dit un jour M. Guizot, les immenses libertés de sa parole. Ici on me permettra quelques remarques qu’il m’a été impossible de ne pas faire durant les années où j’étudiais de loin, en silence, ce talent précoce et grandissant.

Il faut bien des qualités, il faut même quelques défauts peut-être pour composer un grand orateur ; ou, du moins, quelques-unes des qualités de l’orateur, quand il débute très-jeune, avant de devenir tout à fait des qualités, peuvent ressembler à des défauts. Ainsi la confiance en sa propre idée, la certitude dans l’affirmation, avant d’être de l’autorité réelle, peut ressembler à de la témérité. Je mentirais à ma pensée si je ne disais que ce fut quelquefois le cas pour M. de Montalembert. Jamais, sous prétexte d’avoir mis son humilité, une fois pour toutes, aux pieds du Saint-Siège, un jeune talent d’orateur ne s’est passé plus en sûreté de conscience ses facultés altières, piquantes, ironiques, et n’a joué plus librement de l’arme du dédain. Jamais, à la faveur d’une conviction religieuse profonde, on n’a eu moins de souci ni de ménagement de l’adversaire. Et puisque j’en suis aux remarques critiques sincères (et à qui les adresserait-on mieux qu’au noble talent qui est la sincérité même ?), j’en ferai aussi quelques-unes sur le fond.

M. de Montalembert, dès le premier jour, entra en