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vraisemblance le caractère que Rousseau donne à son amante, des éléments contradictoires qu’il associe dans cette nature de femme. L’un de ces éléments exclut l’autre. » Je dirai donc, en raisonnant exactement comme M. de Lamartine, et en opposant les éléments contradictoires dont il compose l’amante de Raphaël : Si Julie est incrédule, elle ne doit point parler de Dieu à chaque instant. Si elle est matérialiste, elle ne doit point avoir tant de mépris pour la matière et pour les sensations. Si elle a épousé les doctrines de l’école de Cabanis, elle ne saurait tant admirer M. de Bonald. Si, à un certain moment, elle s’est convertie à Dieu, ce dut être au Dieu des chrétiens, au Dieu du crucifix, au seul Dieu enfin que confessât alors son amant. Dans aucun cas, elle ne saurait s’exprimer comme personne n’avait l’idée de s’exprimer à cette date. Elle ne saurait être coupable de l’espèce de galimatias double (on va en juger) que Raphaël lui prête dans ce moment solennel de la conversion : « Dieu ! Dieu ! Dieu ! s’écria-t-elle encore, comme si elle eût voulu s’apprendre à elle-même une langue nouvelle ; Dieu, c’est vous ! Dieu, c’est moi pour vous ! Dieu, c’est nous ! Raphaël, me comprenez-vous ? Non, vous ne serez plus Raphaël, vous êtes mon culte de Dieu ! » J’en conclus que la véritable Elvire aurait peine à se reconnaître dans les pages alambiquées du roman panthéiste de M. de Lamartine, et je la restitue dans mon imagination telle qu’elle apparut la première fois au bord de ce lac, bien différente, au jeune poëte lui-même si différent !

À travers le factice et le faux que je crois avoir assez indiqués, on noterait (gardons-nous de l’oublier), dans presque tous les chapitres ou couplets dont se compose le récit, des accents vrais, des touches heureuses et fines, inexplicable mélange qui déconcerte, et qui est