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pas osé. Il a essayé de faire une confession entière, et il s’est arrêté à mi-chemin, en songeant que c’était aussi la confession d’une autre. Il a essayé de combiner ce qu’il croyait devoir à la mémoire d’Elvire, et ce qu’il devait à l’intérêt actuel du roman. Il a inventé, à cette fin, des obstacles, des impossibilités, pour rendre vraisemblable ce qui ne l’est pas, impossibilités qui deviennent elles-mêmes d’énormes invraisemblances. Faut-il, après cela, s’étonner qu’on le surprenne par endroits dans quelques contradictions ? On a beaucoup dit de mal de Rousseau et de ses Confessions, tout en les goûtant. Je crois que du moment qu’on se décide à faire des Confessions, il n’y a pas à marchander : il faut les faire vraies, fidèles, supprimer le moins possible, ne rien inventer, et surtout ne sophistiquer jamais. Or, on sent à tout moment dans Raphaël l’altération, le renchérissement subtil et sophistique de ce qui a dû exister à l’état de passion plus simple ; on sent la fable qui s’insinue. C’est surtout dans les conversations des deux amants sur le lac, dans ces dissertations à perte de vue sur Dieu, sur l’infini, que je crois sentir l’invasion de ce que j’appelle la fable et le système. Ici, l’anachronisme moral devient évident. Jamais une jeune femme, vers 1817 ou 1818, fût-elle à la hauteur philosophique de Mme  de Condorcet, n’a causé ainsi ; c’est le panthéisme (le mot n’était pas inventé alors), le panthéisme, disons-nous, de quelque femme, esprit fort et bel-esprit de 1848, que l’auteur de Raphaël aura mis après coup dans la bouche de la pauvre Elvire, qui n’en peut mais. Jamais Elvire, en montrant le soleil couchant à son ami, a-t-elle pu lui dire : « Vois-tu le disque à moitié plongé derrière ces sapins qui ressemblent à des cils de la paupière du ciel ? » Et, si épris, si enivré que fût son amant, il ne s exprimait point encore alors comme il