Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est-il devenu plus vivant ? Oui, en partie ; il y a des instants où l’on croit voir et entendre cette charmante et délicate créature. Mais, à d’autres instants et par d’autres endroits, le personnage est devenu en partie systématique. On peut être assuré que la véritable Elvire n’était point tout à fait telle qu’on nous peint cette nouvelle Julie. Et puisqu’on a tant fait que de lui changer son nom, j’avouerai que je n’aime guère ce nom de Julie. Il rappelle le nom de l’héroïne de Jean-Jacques, mais il rappelle aussi un vers de Voltaire :

  Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie.

Il me rappelle un vers d’André Chénier :

Et nous aurons Julie au rire étincelant…

Il y a des nuances morales attachées aux noms. Julie semblerait plutôt un nom brillant de plaisir ; c’est un nom de femme romaine, ou tout au moins de femme bien portante. La Julie de Raphaël est un être frêle, maladif, nerveux, une nature toute d’exception. Raphaël n’a entendu d’abord que sa voix : « Elle résonnait, dit-il, entre les dents à demi fermées, comme ces petites lyres de métal que les enfants des îles de l’Archipel font résonner sur leurs lèvres, le soir, au bord de la mer. C’était un tintement plutôt qu’une voix. Je l’avais observé sans penser que cette voix tinterait si profond et à jamais dans ma vie. » Dans la première conversation suivie qu’elle a avec Raphaël, Julie lui explique très-franchement sa situation et lui raconte son histoire. Elle est créole de Saint-Domingue ; orpheline, élevée avec les filles de la Légion-d’Honneur, mariée à dix-sept ans de son plein gré à un vieillard, savant illustre, qui n’est pour elle et ne veut être qu’un père (elle insiste