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mieux et les enchante ; la grande nature admirée ensemble est le plus bel accompagnement d’un noble amour. Mais il ne convient point que le poëte y insiste beaucoup plus que les amants n’y insisteraient eux-mêmes. Ainsi, lorsqu’au sortir d’une scène d’orage, où il a secouru et longtemps veillé Julie évanouie, Raphaël nous décrit, au matin, l’abbaye de Haute-Combe, avec son architecture vivante de ronces, de lierres flottants, de giroflées suspendues, de plantes grimpantes, avec son luxe de soleil, de parfums, de murmures, de saintes psalmodies des vents, des eaux, des oiseaux, des échos sonores…, quand il s’écrie : « La Nature est le grand prêtre, le grand décorateur, le grand poëte sacré et le grand musicien de Dieu : » il se sent obligé presque aussitôt de nous avertir qu’il n’a songé à tout cela que depuis : « Je n’étais pas, en ce moment, assez maître de mes pensées, dit-il, pour me rendre compte à moi-même de ces vagues réflexions. » Pourquoi donc alors venir nous en rendre compte avec ce double faste de métaphysique et de couleurs ? Montrez-nous l’abbaye en deux grands traits, et passez outre comme vous fîtes alors. Car, enfin, de qui êtes-vous épris ? est-ce de votre maîtresse, ou bien est-ce de la nature ? Laquelle des deux est pour vous sur le premier plan ? Il faut choisir, et dans Raphaël l’écrivain ne choisit plus : il prétend confondre et identifier l’une et l’autre ; c’est là son rêve. Il fut un temps où il choisissait. Dans cette admirable élégie du Lac, qui vaut mieux, à mon sens, que tout Raphaël, le poëte ne prenait encore les objets que pour ce qu’ils étaient un peu indistinctement à ses yeux, pour les témoins confus, pour les confidents et les dépositaires de son bonheur :

Ô lac, rochers muets, grottes, forêt obscure,
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,