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vra répondre comme faisait Rousseau à ceux qui lui demandaient s’il avait voulu se peindre dans Saint-Preux : « Non, disait-il, Saint-Preux n’est pas ce que j’ai été, mais ce que j’aurais voulu être. »

Le roman commence par une description des lieux, du lac et des montagnes qui vont être comme la décoration de cet amour : « On ne peut bien comprendre un sentiment que dans les lieux où il fut conçu… Ôtez les falaises de Bretagne à René, les savanes du désert à Atala, les brumes de la Souabe à Werther, les vagues imbibées de soleil et les mornes suants de chaleur à Paul et Virginie, vous ne comprendrez ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Goethe. » Tout cela est juste, sauf pourtant ces mornes suants de chaleur qui sont une invention pittoresque, et qui jurent désagréablement avec l’idée calme et reposée de Paul et Virginie, de même que tout à l’heure la traduction trop amollie de M. de Lamartine jurait avec l’idée pure d’une figure de Raphaël. Bernardin de Saint-Pierre est le Raphaël des îles de l’Inde ; il est céleste de pinceau et chaste comme l’autre peintre des divines enfances. M. de Lamartine les sent l’un et l’autre profondément ; comment se fait-il qu’il déroge si à la légère, et sans paraître s’en douter, à l’impression principale que tous deux laissent dans l’âme ? On a peine à s’expliquer de telles absences de goût.

Le cadre du lac et des monts serait bien posé, si bientôt il ne devenait trop large et débordant pour les personnages. Le poëte descriptif intervient indiscrètement, avec ses artifices et ses jeux de pinceau, au milieu des sentiments bien autrement personnels et égoïstes d’un amour naissant. Les amants heureux s’accommodent volontiers de tous les cadres ; ils portent en eux de quoi embellir les déserts. Une riche nature sans doute les sert