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aucune autre génération précédente, et qui semblent avoir été faites chaque matin tout exprès pour nous, nous deviennent aussitôt comme propres et intimes. Elles nous flattent en plus d’une fibre secrète. Ce sont celles avec lesquelles on achève la pensée de la veille et l’on commence le rêve d’aujourd’hui, celles dont on s’entretient d’abord en se revoyant, dont on se conseille la lecture, qu’on marque légèrement du doigt dans le volume qu’un autre lira tout à l’heure. Ces sortes d’ouvrages qu’une génération accueille à leur naissance, qu’on peut lire à deux, et avec lesquels, pour ainsi dire, on aime, sont très-délicats à analyser ; il semble que le critique, en venant y relever ce qui le choque et ce qui détonne, s’immisce plus ou moins dans des sentiments particuliers et chers, et qu’il fasse le rôle d’un trouble-fête. M. de Lamartine le sait bien, et il y a longtemps qu’on m’assure avoir entendu de lui ce mot : « Qu’importe ! qu’on dise tout ce qu’on voudra : j’ai pour moi les femmes et les jeunes gens. » Charmant et bien désirable auditoire sans doute, mais qui n’est pas définitif ; car les jeunes gens eux-mêmes cessent de l’être, et un certain jour, quand ils s’avisent de relire, ils sont étonnés. Puis d’autres générations surviennent vite, qui ne se laissent plus prendre aux mêmes défauts, qui en veulent d’autres, qui veulent surtout qu’on renouvelle le costume et les modes de leurs sentiments. Alors le livre déchu n’est plus jugé qu’au poids du talent et du mérite. C’est à ce lendemain sévère que tout artiste sérieux doit songer. Il est vrai que M. de Lamartine, dans son ivresse de succès, a pu croire qu’un tel lendemain n’arriverait jamais pour lui. Il y a déjà trente ans qu’en publiant ses Méditations, il passionna l’élite de la jeunesse d’alors. Trente ans après, avec cette même Elvire changée en Julie, voilà qu’il peut croire qu’il en-