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et même possible ? Est-ce dans l’intérêt même des auteurs et des théâtres, qui peuvent à tout instant (et nous en avons des exemples) être entraînés à des essais compromettants qu’il faut retirer ensuite, et qu’un peu de prudence eût fait éviter ? La vraie surveillance théâtrale, telle que je l’entends, devrait s’exercer comme de concert avec le public honnête, et l’avoir de moitié pour collaborateur. Ce qui se passerait dans un bureau du ministère de l’intérieur serait de nature si nette et si franche, qu’à toute heure, à la première interpellation, il en pourrait être rendu bon compte au public du haut de la tribune, aux applaudissements des honnêtes gens. Voilà le genre de surveillance que j’entends et qu’il me paraît impossible de ne pas admettre dans une loi qui veut durer. L’esprit des auteurs n’en souffrirait pas, et y gagnerait plutôt. Que les plus exigeants se tranquillisent. Un homme de grand esprit, l’abbé Galiani, parlant de la liberté de la presse, que Turgot, en 1774, voulait établir par édit, écrivait très-sérieusement : « Dieu vous préserve de la liberté de la presse établie par édit ! Rien ne contribue davantage à rendre une nation grossière, à détruire le goût, à abâtardir l’éloquence et toute sorte d’esprit. Savez-vous ma définition du sublime oratoire ? C’est l’art de tout dire sans être mis à la Bastille, dans un pays où il est défendu de rien dire… La contrainte de la décence et la contrainte de la presse ont été les causes de la perfection de l’esprit, du goût, de la tournure chez les Français. Gardez l’une et l’autre, sans quoi vous êtes perdus… Vous serez aussi rudes que les Anglais sans être aussi robustes… » L’abbé Galiani en parlait un peu à son aise. La liberté de la presse n’a pas été accordée, elle a été conquise ; elle n’a pas vérifié toutes les craintes du spirituel abbé, mais seulement quelques-unes. Elle a trouvé un correctif dans