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reformés qu’incomplètement depuis. On eut l’entière liberté, mais avec ses rumeurs confuses, ses jugements contradictoires et toutes ses incertitudes.

De nos jours la dispersion est complète ; elle ne l’était pas encore sous la Restauration. Il s’y reforma tout d’abord des salons distingués, débris de l’ancien régime ou création du nouveau. Leur influence était réelle, leur autorité sensible. Jamais les grands talents qui se sont égarés depuis ne se seraient permis de telles licences, s’ils étaient restés en vue de ce monde-là. Une des grandes erreurs du dernier régime a été de croire qu’on ne dirige pas l’opinion, l’esprit littéraire, et de laisser tout courir au hasard de ce côté. Il en est résulté que les grands talents, ne sentant plus nulle part des juges d’élite, n’étant plus retenus par le cercle de l’opinion, n’ont consulté que le souffle vague d’une popularité trompeuse. L’émulation chez eux s’est déplacée, et, au lieu de viser en haut, elle a visé en bas. Aujourd’hui la dispersion, disons-nous, la confusion est arrivée à son dernier terme. Il n’y a plus en haut de pouvoir qui ait qualité pour diriger ; les cercles distingués sont brisés pour le moment et ont disparu. On chercherait vainement quelque chose qui ressemble à une opinion régnante en matière littéraire.

Au milieu d’une situation si désespérée, ce semble, je persiste pourtant à croire qu’il ne serait pas impossible, si la société politique dure et se rasseoit, de voir se rétablir un certain ordre où la voix de l’Opinion redeviendrait peu à peu distincte. Il faudrait seulement que les gouvernements, quels qu’ils fussent, que les grands corps littéraires, les Académies elles-mêmes, en revinssent à l’idée qu’une littérature se peut jusqu’à un certain point contenir et diriger. En tout état de cause, un Théâtre-Français, bien mené, serait