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son bon sens royal, aidé de Boileau. Et tout alentour, que de cercles délicats sans lesquels l’épreuve d’un bon ouvrage n’était pas complète ! Il y avait l’épreuve redoutable de Chantilly, où M. le Prince, le plus railleur des hommes, ne faisait grâce qu’à l’excellent ; l’épreuve de la cour de Madame, où la nouveauté était sûre de trouver faveur, à condition de satisfaire l’extrême délicatesse ; puis l’épreuve redoublée des cercles de M. de La Rochefoucauld, de Mme  de La Fayette et de tant d’autres. Voilà ce qu’on peut appeler des garanties. Ainsi resserré et contenu par ces regards vigilants, le talent atteignait à toute sa hauteur. C’est à ce prix que se composent et s’achèvent les grands siècles littéraires. Le souffle vivifiant de la liberté, dans un premier moment d’inspiration générale et d’enthousiasme, suffit certes à féconder les talents ; mais, en se prolongeant, il s’épuise ou s’égare : l’enthousiasme, sans points d’appui, sans foyers réguliers qui le concentrent et l’alimentent, se dissipe bientôt comme une flamme.

Au xviiie siècle, il se fit un grand changement et une révolution dans la manière de voir et de juger ; on se passa volontiers de la Cour en matière d’esprit. On n’avait pas encore le régime de la liberté, on eut le règne de l’Opinion, et l’on y crut. Que si l’on analyse ce qu’était l’Opinion au xviiie siècle, on verra pourtant qu’elle se composait du jugement de plusieurs cercles réguliers, établis, donnant le ton et faisant la loi. C’était l’aristocratie constituée de l’intelligence ; et cette aristocratie put, un certain temps, subsister en France, grâce à ce pouvoir absolu même qu’elle frondait le plus souvent et qu’elle combattait. Avec la chute de l’ancien régime, les cercles réguliers qui en dépendaient tout en réagissant contre lui, et qui dirigeaient l’opinion publique, se brisèrent eux-mêmes, et ils ne se sont jamais