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longuement. Comme poëte, il compte peu ; il se mit tard à la poésie. Disciple de Chaulieu, on lui accordait dans le temps moins de feu et plus de mollesse, nous dirions aujourd’hui plus de faiblesse. Mais il a laissé des Mémoires sérieux, intéressants, d’un jugement ferme, élevé, indépendant, et qui le classent au premier rang des esprits éclairés d’alors. Le préambule m’en rappelle un peu ceux des Histoires de Salluste : comme ce Romain dissolu auquel il a pu penser pour plus d’une raison, La Fare commence par établir quelques principes de morale et de philosophie ; mais il les pose avec une netteté tout épicurienne, en débutant hardiment par un mot de Rabelais. Ces premières pages renferment en peu d’espace bien des résultats de réflexion et d’expérience. Le siècle est envisagé dans son ensemble, et dans ses différentes vicissitudes d’esprit et de mœurs, d’une façon qu’on ne supposerait point possible à cette date, de la part de quelqu’un qui le voit d’aussi près et, pour ainsi dire, à bout portant. La Fare écrivait vers 1699. Louis XIV, avec son principe de monarchie absolue asiatique, y est jugé sans illusion ; les diverses fautes de sa politique sont marquées avec un rare bon sens. On a dit que La Fare avait le ton d’un frondeur ; je ne le trouve pas. Il est sévère, mais non pas léger ni injuste. Il va en tout aux raisons solides et prend avec précision la mesure des hommes. Il fait même à ses ennemis personnels, comme Louvois, toute la part qui leur est due. Le marquis de La Fare, né en 1644, c’est-à-dire plus jeune que Chaulieu de cinq ans, était entré de bonne heure au service ; il y avait débuté avec toutes sortes d’avantages : « Ma figure, qui n’était pas déplaisante, dit-il, quoique je ne fusse pas du premier ordre des gens bien faits, mes manières, mon humeur, et mon esprit qui était doux, faisaient un tout qui plaisait