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mie chez La Bruyère, et ressemble tout à fait pour la forme à quelque page moderne. Il est intitulé Fragment, et il commence brusquement par plusieurs points, de cette sorte : « ….. Il disait que l’esprit dans cette belle personne était un diamant bien mis en œuvre. Et continuant de parler d’elle : C’est, ajoutait-il, comme une nuance de raison et d’agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent ; on ne sait si on l’aime où si on l’admire : il y a en elle de quoi faire une parfaite amie, il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l’amitié. » Et l’éloge continue sur ce ton délicat. Je ne sais si Mme d’Aligre mena La Bruyère plus loin que l’amitié ; quant à Chaulieu, qui la posséda, la perdit et la reconquit tour à tour, il l’a célébrée elle et sa grâce, son esprit de saillie, ses vivacités brillantes et ses infidélités même, d’une manière qui fait un contraste piquant, mais non pas un désaccord avec le portrait nuancé de La Bruyère. Sans prétendre compter les amours de Chaulieu, il est impossible, du moment qu’on touche à ce chapitre, d’oublier sa passion de vieillesse pour la spirituelle Mlle De Launay, passion dont elle a consacré le souvenir dans ses Mémoires, et qu’attestent de jolies lettres de Chaulieu qui s’y joignent ordinairement. Ces lettres, pleines de sentiment, de grâce, de vive estime pour un mérite personnel si rare qu’outrageait la fortune, font honneur au cœur autant qu’à l’imagination de Chaulieu. Lemontey, qui ne trouve à ce sujet qu’une plaisanterie épigrammatique et sèche, ne les a pas senties, pas plus qu’il ne semble avoir apprécié le noble caractère de celle à qui elles sont adressées. Chaulieu, jusque dans l’âge le plus avancé, se disait en sage qu’il faut laisser sa place à l’illusion, créer et favoriser le charme dès qu’il veut naître, et le prolonger aussi loin qu’on peut :