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bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats. » C’est la définition qui reste la plus vraie des mœurs comme de l’esprit des Chaulieu et des La Fare. Chaulieu vivra moins comme poëte que parce qu’il est une des figures les plus caractérisées en qui se rejoignent deux époques ; il marque la liaison d’une Régence à l’autre ; il avait reçu le souffle de la première, l’esprit libre et hardi des épicuriens d’avant Louis XIV, et il vécut assez pour donner l’accolade à Voltaire.

J’ai dit qu’il y a deux aspects du siècle ou règne de Louis XIV, l’aspect apparent, imposant et noble, et le revers, le fond, plus naturel, trop naturel, et où il ne faut pas trop regarder ; ajoutons seulement qu’à une certaine heure, et au plus beau moment du règne, deux hommes montrèrent, en plus d’une œuvre, ce que pouvait le génie en unissant les deux tons, en rompant en visière au solennel, et en faisant parler hautement et dignement la nature : ces deux hommes sont Molière et La Fontaine.

Chaulieu tenait du dernier, il tenait surtout de Chapelle ; mais s’il renchérissait sur l’un et sur l’autre pour ses négligences comme rimeur, il se gouvernait mieux qu’aucun d’eux dans la vie, et, sous ses airs d’Anacréon, il savait toujours où il en était. Il me représente bien le moine chéri de Rabelais, le vrai prieur de l’abbaye de Thélème. Dans une des lettres nouvelles, on le voit, après un voyage en Nivernais, qui a été des plus fatigants, arriver à une terre appelée les Bordes ; il faut entendre comme il en décrit les délices : « On y mange quatre fois par jour ; on y dort vingt heures, et il n’y a pas de lit que le Sommeil n’ait fait de ses propres mains. » Et il entre alors dans tous les détails sur