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sente à la réminiscence, au souvenir que l’auteur évoque. Il cherche un effet, et il le produit bien des fois, comme aussi il le mangue. Une plaisanterie singulière circule dans une grande partie de ces Mémoires et s’y accorde toute licence, une sorte de plaisanterie forte d’accent et haute en saveur, mais sans agrément et sans légèreté. La gaieté, chez M. de Chateaubriand, n’a rien de naturel et de doux ; c’est une sorte d’humeur ou de fantaisie qui se joue sur un fond triste, et le rire crie souvent. L’auteur n’est pas tout bonnement gai, ou du moins il l’est à la manière celtique plus qu’à la française, et sa gaieté, telle qu’il l’exprime, a bientôt l’air forcé et tiré. Elle ne se refuse aucune image rebutante et semble plutôt s’y exciter ; les images de charnier même ne lui déplaisent pas ; c’est par moments la gaieté du fossoyeur, comme dans la scène d’Hamlet.

Il ne serait pas difficile, si l’on avait l’espace, de justifier ces remarques générales par un grand nombre d’exemples ; et tout à côté, pour rester dans le vrai, on citerait de ces paroles qui semblent couler d’une lèvre d’or, et qui rappellent l’antique beauté avec le sentiment moderne, c’est-à-dire le genre de beauté propre à M. de Chateaubriand, celle où il est véritablement créateur. Une seule de ces paroles me revient en ce moment ; c’est quand, revoyant Venise en 1833, il va promener sa rêverie au Lido, et qu’il y retrouve la mer, cette patrie qui voyage avec nous : « J’adressai, dit-il, des paroles d’amour aux vagues, mes fidèles compagnes. Je plongeai mes mains dans la mer ; je portai à ma bouche son eau sacrée sans en sentir l’amertume. » Oh ! poëte, que nous voudrions pouvoir faire ainsi avec les ondes que vous nous versez ! Mais, pour cela, il vous faudrait être un de ces poëtes qui sont larges, simples et profonds comme la nature.